Pour une soirée réussie :
Sortir par 1 degré et trouver que le temps est doux.
Voir un grand film, magistralement interprété, bouleversant, grandiose dans sa réalisation et sa photographie, comme un tableau qui s’animerait d’un bout à l’autre, à la fois pudique et sensuel, presque parfait jusque dans le choix de sa bande-son : seulement deux courtes musiques tellement bien utilisées qu’on en oublie que le film n’en contient pas d’autre... et que c’est bien suffisant quand les silences sont aussi picturaux.
Des amis dans l’entrée du cinéma, des amis dans la salle, des amis à la sortie (de l’avantage de vivre dans une petite ville peuplée de gens qu’on aime).
Et rentrer chez soi déguster notre délicieuse soupe aux légumes en se disant, à juste titre, qu’on est plus intelligents qu’avant d’être sortis.
Dès le début du film, la finesse de la réalisation saute aux yeux. On parlera de peinture, on parlera d’une blessure d’autrefois. Le flashback sur océan qui s’ensuit est amené sans effet ni lourdeur, et pourtant il est certain que nous voilà plongés dans le passé avec la peintre... Plongés... littéralement, car c’est au moment où Marianne saute à l’eau pour récupérer son matériel que l’évidence apparaît : les hommes seront absents du film. Aucun d’eux n’est montré durant cette brève scène, aucun ne se jette à la mer ni ne semble porter secours à l’artiste. C’est à peine si on en entend un grogner « madame... ». Il n’y aura que deux rôles masculins importants, deux rôles sans acteurs : un père peintre et un futur mari milanais.
C’est donc sans eux que le film déroule intelligemment plusieurs thèmes liés à la condition de la femme au XVIIIe siècle, sans que le propos ne tombe jamais dans la dénonciation facile : impossibilité d’exercer certaines professions, mariages forcés et mises au couvent dans la haute société, avortements clandestins, relations homosexuelles cachées.
Comme décrit plus haut, la suite est un enchantement pour le regard. Rarement un film m’aura autant bouleversé par son image. La lenteur calculée des situations a manifestement pour but de figer les personnages dans des postures de tableaux anciens, au grain fin du lin des toiles.
Il reste les actrices, merveilleuses de justesse, parfaitement dirigées par une réalisatrice au sommet de son art. Le huis clos des trois jeunes femmes dans cette grande maison de bord de mer, en Bretagne, nous garde captif sans nous oppresser. Il n’y fait pas froid, l’obscurité ne nous y pèse pas, l’océan déchaîné n’est pas effrayant. Les sous-intrigues viennent subtilement irriguer un récit nourri par la symbolique des portraits et dessins achevés, imaginés, détruits... ou cachés, comme celui de la page 28.
La musique aussi est remarquable de dépouillement et de justesse (c’est le mot du film selon moi, tout est juste... ou presque) : une chanson et un fragment des 4 Saisons de Vivaldi. C’est semble-t-il une volonté de Céline Sciamma d’avoir fait un film sans musique, à ces deux seules exceptions près qui s’intègrent dans l’histoire sans bande-son : ce sont les actrices ou les figurantes qui chantent, jouent ou assistent à un concert. Comme une évidence, tout ce qui est dans le film est le fruit du film. C’est lui-même qui dictera sa propre chorégraphie.
Et l’on ressort bouleversé par cette sublime histoire d’amour, sans savoir s’il faut rire ou pleurer de son dénouement, ni s’il est raisonnable de sourire à demi comme l’artiste-peintre au moment où elle dit à son élève, laquelle lui fait remarquer qu’elle était triste en prenant la pose :
« J’étais triste, je ne le suis plus. »